Parce ces fixations se révoltaient contre l’hégémonie norvégienne de l’époque.
• Pourquoi un article sur des fixations peu connues (en France du moins) ? Parce qu’elles ont été une avancée technologique importante et que leur histoire est très intéressante.
• Et pourquoi ces deux fixations ensemble ? Parce qu’elles sont étroitement liées dans leur mécanisme et leur histoire.
Le contexte de la fin du 19ème et du tout début du 20ème siècle
C’est la « pensée unique » norvégienne qui est en vigueur car le ski est alors exclusivement nordique (*), tant du point de vue du matériel que de la pratique, et seuls les massifs de moyenne montagne commencent à s’ouvrir au ski.
La technique du ski est rudimentaire et seul le virage « télémark » est pratiqué par les meilleurs. Les pentes fréquentées sont toujours très modérées et les dévers sont évités ; un seul grand bâton est utilisé.
Les skis ont 2 à 2,50m de long ; les fixations sont rustiques et, bien sûr, aucune ne permet de fixer le talon ni même de le maintenir latéralement : les 3 les plus répandues de l'époque (jonc/cuir, Huitfeldt et balata) ont été vues au §1 (Fixations talon libre).
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(*) Le ski nordique est appelé maintenant « ski de fond » s’il est pratiqué sur des pistes, ou « randonnée nordique » si c’est en dehors des pistes.
Les 2 fixations autrichiennes métalliques
La photo et les dessins ci-dessous permettent de les comparer.
Les fixations 'Lilienfeld' et/ou 'Alpenski' :
• LA VERSION 1 :
• LA VERSION 2 (la classique) :
On peut légitimement douter de la fiabilité de ces mécanismes complexes ! De même, le creusement(°) du bois pour loger le ressort, fragilisait certainement le ski (mais sûrement moins que la mortaise des Huitfeldt !)
• Variantes (cf brevets ci-après)
- Le KRIEGSMODEL avec le ressort longitudinal non encastré. Il devait donc avoir été prévu avant la guerre (de 14 !), pour l’armée.
- La WIENER de 1923, avec le ressort transversal du brevet Zdarsky/Enge mais réglable et ''carrossé'' ; ça serait aussi une Zdarsky (la 3ème ?? - information non recoupée).
- La STAHUKS (Engel ?) suisse apparemment identique à la "classique" (ressort longitudinal).
• Pour conclure
Par rapport aux fixations de l’époque, c’était un énorme progrès car ces Lilienfeld permettait enfin de fréquenter les dévers des pentes fortes ; mais comme toute nouveauté, elle a été très controversée du fait de son poids et de la complexité des éventuelles réparations (quasi impossibles sur le terrain sans trousse à outils conséquente !).
Par exemple, dans tous ses écrits, W.Paulcke l’a violemment combattue ; et dans le livre « Le Ski » (Hœck-Richardson – 1908) on lit, à ce propos : « Cette attache a plus fait parler et écrire que toutes les autres réunies, ce qui prouve tout au moins, qu’elle n’est pas aussi mauvaise que d’aucuns le prétendent. »
(°) Voir le chapitre sur les brevets où on voit une image où le ressort est en superstructure (ski non creusé).
L’évolution « Bilgeri » :
C’est une Lilienfeld simplifiée, allégée (1,8kg/paire) et sûrement fiabilisée. Fabriquée à Bregenz dans l’atelier des frères Bilgeri depuis 1907 ou 1908.
Le ressort est transversal, en superstructure, et sa liaison avec la plaque est directe ; celle-ci est semi rigide(*) permettant ainsi d’accompagner la souplesse de la semelle mais sans avoir besoin de la 2èmearticulation ni du ressort correspondant tels ceux utilisés dans la Lilienfeld.
- en 1913 : 25,50 F (Huitfeldt : 6 F)- en 1931 : 135 F (Huitfeldt : 30 à 45 F suivant la « garniture »)
Exemple du catalogue ManuFrance 1935 =>
Les couteaux(°) disent leur nom mais pas la fixation, car c'est une Göbel ! (cf ci-dessous). C’est la dernière année de présence de la Bilgeri dans le catalogue MF .
La Bilgeri a été elle-même copiée plus ou moins fidèlement dans les années 15-20 : EXCELSIOR (avec réglage de la dureté du ressort) et GÖBEL (D) (avec plaque/talon étroite et ressort réglable par cliquets).
Les hommes (Zdarsky et Bilgeri)
Bien que tous deux autrichiens, montagnards et contemporains, leur relation a été plutôt «compliquée» pour ne pas dire que ça été une guerre permanente ! Ils ont chacun fait des livres techniques:
Mathias Zdarsky (1856-1940)
Né en Moldavie, il vit à Lilienfeld, petit village en moyenne montagne à l’ouest de Vienne.
Singulier personnage : anticonformiste, excentrique (probablement aussi, « mauvais coucheur ») mais inventeur infatigable, il déposera 180 brevets dans sa vie. Il n’a été un peu connu en France que par son sac-abri pour bivouac commercialisé jusque dans les années 70.
C’est un autodidacte du ski, qui vit de métiers divers et variés ; par exemple (et entre-autres): peintre, sculpteur, guérisseur, instituteur, moniteur de ski auto-proclamé ! Il défend avec ardeur (et raison) son idée que le ski, tel qu’il se pratique à l’époque (la randonnée nordique), ne permet pas de faire, des « …excursions intéressantes en montagne… » même dans ses petites montagnes.
Aussi s’intéresse-t’il au matériel, le modifie, le bricole, l’essaye et finit par définir son « ALPENSKI » : skis plus courts (1,80m) sans rainure et des fixations métalliques tenant bien le talon dans le dévers.
Son style de virages est une sorte de « stemm-bogen » avant l’heure, mais obtenu par pivotement sur l’unique bâton ; tout au long de sa vie, il n’a eu de cesse que de prôner sa technique « mono-bâton », dont l’usage avait pourtant été abandonné partout dès les années 10; et il professe aussi, entre autres « originalités », que les peaux sont inutiles (sauf pour les dames !).
En 1896 il publie un livre « Die alpine Lilienfelder Skifahrtechnik » qui devient un bestseller avec 19 éditions successives jusqu’en 1925 avec un titre modifié depuis 1903 (cf ci-contre).
En 1900, il fonde l’«Alpen Ski Verein » qui devient son école de ski ; et en 1908, la moitié des skieurs autrichiens appartenait à des clubs Zdarsky.
En 1905 : il fait des démonstrations en pente raide (30°) et organise le 1er slalom connu qu’il appelle « Torlauf » (course de portes) ; il y jette un défi à des champions norvégiens, mais ils se seraient désistés en voyant la pente ?
En 1912, il devient instructeur des troupes de montagne autrichiennes.
En 1916, il survit à une avalanche, mais avec de très nombreuses fractures ; il se rééduque grâce à des appareils de son invention. Mais sa carrière de skieur s’arrête là.
Son caractère « spécial » et ses idées à contre-courant de la « pensée unique » (nordique) de l’époque, lui ont valu des « mots doux » par journaux interposés avec W.Paulcke et d’autres, plus graves, avec Georg Bilgeri (voir ci-après). De la même façon, il serait arrivé à entraîner une querelle quasi diplomatique entre l’Autriche et la Norvège !
En résumé, il faut bien le considérer comme le vrai père du ski alpin et donc de la randonnée alpine telle que nous la pratiquons actuellement.
Georg Bilgeri (1873-1934)
Son père avait créé, à Bregenz, un atelier de mécanique dont son frère Martin et lui ont hérité, Martin étant le technicien (et patron).
Il débute sa carrière militaire avec Zdarsky puis devient également instructeur (en même temps ou successeur ??)
C’est un adepte d’un ski « moderne » (2 bâtons, peaux etc…) il modifie la méthode Zdarsky en y adaptant les méthodes norvégiennes (télémark et christianna ) et reste donc fidèle aux skis classiques mais de 2m10 au maximum (alors, qu’à l’époque, ils allaient couramment à 2m30).
En 1910, il publie « Der alpine Skilauf » dans lequel il marque nettement son opposition aux idées de son prédécesseur dont la méthode diffère beaucoup de la sienne.
Et, bien sûr, la fixation Alpenski ne le satisfait pas : il la transforme, prend un brevet en 1906 et la fait fabriquer dans l’atelier familial.
Il la fera adopter par les armées austro-hongroises, suédoises et turques pendant la guerre 14/18.
Après la guerre, il devient moniteur de ski en Autriche puis en Suisse, Norvège et Turquie et se tue lors d’une compétition de ski au Tyrol (Patscherköfel) à 60 ans.
Un 3ème homme, Karl ENGEL au rôle méconnu, sera vu ci-après !
Le « sac de nœuds » des brevets
- 4 brevets pour la Lilienfeld (Zdarsky AT 31366, AT 76793, Engel CH 14219 et D 76793)
Le brevet suisse est quasi-identique au 1er brevet autrichien mais le nom Zdarsky n’apparaît pas du tout dans l’Engel daté 1 an après l’autrichien ! Les brevets 7693 sont identiques mais enregistrés dans les 2 pays (Autriche et Allemagne).
- 4 pour la Bilgeri : AT 31820 et 72271 ; CH 38655 et 45016
Ces 4 brevets sont au nom de Martin ; le 31820 et le 38655 sont identiques.
Les brevets ''Lilienfeld'':
• 1er brevet Zdarsky (1896 - AT 31366)
Il montre un ressort transversal, non carossé; pas de réglage de la longueur de la plaque ni de double articulation.Donc système très différent de la fixation mise en production 1 ou 2 ans après, mais, par contre, c’est celui la Wiener de 1923 !
• Le brevet ENGEL (1897 - CH 14219)
• Le 2ème brevet Zdarsky (1914 - AT 76793):
• Le mystère du brevet 'D 9310' (image ci-dessus):
• Analyse :
• RÔLE DE KARL ENGEL ?
Les brevets Bilgeri
• Le 1er (1906 - AT 31820) = CH 38655
Il ne montre que la butée avec son ressort transversal typique mais, ici, il est "carrossé'"; on retrouve donc l’étrier du brevet Zdarsky publié 10 ans auparavant ! Mais le Bilgeri ne parle pas de la plaque ni de son réglage de longueur.
1er brevet |
3ème brevet |
• Le 2ème (1909 - AT 45016)
Presque identique au précédent, sauf que le réglage de l’écartement de l’étrier est fait par 4 écrous, facilitant ainsi le réglage de leur angulation.
• Le 3ème (1916 - AT 72271)
Cette fois, il s’agit uniquement de modification du talon. Comme le précédent, son application pratique ne se retrouve pas sur les exemplaires que nous avons vus.
• Autres brevets : 2 sont intéressants mais sans rapport direct avec la fixation elle-même : - AT 37658 (1908) : le brevet des couteaux
- AT 47959 (1910) : belle astuce de fixation des peaux grâce aux couteaux.
En résumé
On aura (peut-être) remarqué que la Bilgeri reprend la semelle réglable de la Lilienfeld produite (qui n’est donc pas celle du brevet initial !) et copie son 1er brevet (1896) qui n’a, à priori et officiellement, pas eu de suite !
- Bilgeri a copié et utilisé le 1er brevet Zdarsky ou celui d’Engel.- Engel et/ou Zdarsky ont fabriqué une fixation non couverte complétement par leur brevet.- Bilgeri a copié (et simplifié) le réglage de la plaque de cette fixation, sans le breveter.- Zdarsky a seulement breveté une variante militaire de la fixation qu’il produisait.
Le conflit
Le caractère de Zdarsky + la « salade » de brevets assaisonnée de la rivalité éthique avec Bilgeri, ne pouvaient que déboucher sur un conflit, voire une guerre qu’on pourrait même, en pastichant un film célèbre, qualifier de « Guerre des bâtons » !
Bilgeri aurait proposé (quand ??) à Zdarsy de lui acheter son brevet (donc celui de 1896 avec le ressort transversal) : il refuse et porte plainte ; en 1909, G.Bilgeri est condamné (amende) mais, entre-temps, un accord (!) financier avait été acté pour qu’il continue à vendre sa fixation (sûrement contre royalties, nouvelle source d’embrouilles potentielles !)
Exemple: Zdarsy défendait avec véhémence et même, avec des injures (par journaux et livres interposés), la supériorité de son virage (genre “ramasse“ mono-bâton) alors que Bilgeri faisait de même pour défendre le sien (télémark avec 2 bâtons) !
Zdarsky et Bilgeri ont été tous deux instructeurs militaires : le 1er avait essayé d’y imposer sa fixation mais seule la Bilgeri a été choisie pour les armées austro-hongroises et turques.
Fiers soldats austro-hongrois posant avec leurs belles 'Bilgeri' |
En guise d’épilogue
La fixation Bilgeri a été commercialisée en France et en Suisse à partir de 1913 (donc avant le dépôt du 2ème brevet Zdarsky) ; elle est restée dans la plupart des catalogues français consultés, jusqu’en 1935 ; mais, dans aucun de ces catalogues, tous postérieurs à 1899, on ne voit l’Alpenski-Lilienfeld.
Par contre, on retrouve la rivalité commerciale dans cet extrait d’un catalogue autrichien de 1915 : on y voit que la Bilgeri, qui existait en 2 tailles, est 1/3 moins chère que sa concurrente.
Le poids donné est, bien sûr, « commercial » c’est-à-dire sans les brides ; mais on remarquera aussi que, pudiquement, le poids de la Lilienfeld n’est pas mentionné !
La Lilienfeld classique semble donc n’avoir été commercialisée que localement et c’est la Bilgeri qui a largement remporté le "match".
En résumé, on peut dire que Zdarsky est bien le vrai père du ski alpin, mais que Bilgeri est le vainqueur du point de vue technico-commercial.